SOUVENIRS
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J'ai
connu Céline l'hiver 59-60 et je l'ai revu plusieurs
fois chez lui à Meudon. Notre dernière rencontre
se situe peu avant sa mort. Je voulais surtout réaliser
avec lui, sur le décor où il vivait, sur son
personnage, un document filmé de 16 mm, mais il se
refusait farouchement à « paraître »,
et je n'ai jamais pu le persuader de la valeur et de l'intérêt
que pouvait avoir un tel document. Cependant il me recevait
avec amitié et je gardais l'espoir d'arriver un jour
à mes fins. Il tournait le dos au monde mais sa curiosité
restait inépuisable et rien ne lui échappait.
De ses épreuves, il gardait une amertume presque résignée,
et il était impossible de le voir, de l'entendre sans
être ému. Je le faisais souvent parler de son
enfance, des véritables sources de Mort à
crédit, qui l'expliquait tout entier. Il pouvait
être, dans la conversation un mime irrésistiblement
cocasse, d'une férocité aiguë lorsqu'il
imitait, en particulier, les gens du monde, les snobs. Tout
ce qui était taux, chiqué, enflé, prétentieux,
il mettait une verve fantastique et extraordinairement tonique
à le démolir. |
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À
quoi donc restait-il attaché et de quelles valeurs gardait-il
la nostalgie ? je remarquais que ce monde d'avant 14 où il
était né et qu'il haïssait à bien des
égards, lui laissait des souvenirs très contradictoires.
Après un demi-siècle, son horreur de la société
et des conditions d'exploitation de la Belle époque, restait
intact, mais il s'y mêlait un respect profond pour la laborieuse
honnêteté, la modestie patiente, humble et discrète,
des petites gens d'alors, et que sa mère représentait
parfaitement à ses yeux.
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L'évolution
du monde lui paraissait soumise à d'impitoyables lois biologiques,
et les discours, les professions de toi idéologiques, les
concerts de l'O.N.U. lui faisaient hausser les épaules. Pour
lui, le blanc était « un fond de teint » appelé
à se modifier. Il ne prétendait pas que le monde à
venir serait meilleur ou pire, simplement ce monde-là ne
le concernait plus, ne l'intéressait plus.
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À
la fin de sa vie, assez curieusement, il rendait hommage à
Proust, bien loin de lui sans doute, mais fossoyeur génial,
tout comme lui, d'un monde pourri.
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Jacques
d'ARRIBEHAUDE
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(Lomé,
26 octobre 1962)
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Extrait
du "Cahier de l'Herne Louis-Ferdinand Céline"
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(Paris,
Éditions de l'Herne, 1963, volume I)
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Meudon,
1960
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FLORILÈGE
CÉLINIEN
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Jean
Guenot |
Effectivement.
On avait pensé aussi à un autre poète, François
Villon. |
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Louis-Ferdinand
Céline |
Ben
Oui, Villon, évidemment. Il est capital. Oh ça, oh
oui, il est extraordinaire. Ça, y a rien à dire. C'est
tout dit, c'est vraiment... C'est notre Shakespeare, quoi.
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(page
31) |
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Jacques
d'Arribehaude |
Est-ce
qu'il vous est arrivé de lire et de relire Shakespeare... |
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Louis-Ferdinand
Céline |
Ah
non, mais il est définitif en ce sens que La Tempête,
des choses comme ça, sont capitales, n'est-ce pas. Le truc
est là, et pop, il tombe dedans, alors, c'est vraiment croqué
tout de suite, là, c'est avec justesse, c'est fini, ça
évite toute espèce de dialogue, des messââges
et des manifesteus, pas. Un tas de trucs d'impuissance...
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(page
33) |
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Jacques
d'Arribehaude |
Shakespeare
est plus grand que nos classiques, Racine ? |
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Louis-Ferdinand
Céline |
Oui,
je crois, oui, oui, parce qu'y a d'la rigolade, (...), que les autres
n'ont pas, y a le rire, (...), ce qui est énorme, (...),
et quand vous avez à la fois le tragique et le rire, vous
avez gagné, n'est-ce pas, tandis que les autres, dame, heu,
c'est un peu monotone. (...)
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(page
34) |
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Jacques
d'Arribehaude |
C'est
le propre des vieilles civilisations, d'ailleurs ! |
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Louis-Ferdinand
Céline |
La
gueule, oui. (...) Mais y sont bouddhas. Oui, la gueule, y z'ont
un triple cul, y z'ont un triple bide, pis y z'ont inventé
l'auto, qu'est magnifique pour promener des Bouddhas, n'est-ce pas.
(...) Et l'autre gros cul d'en face, qui réponds à
un autre gros cul... C'est très vulgaire, n'est-ce pas. «
Tout finira par la canaille », dit Nietzsche. Nous y sommes.
C'est évidemment la canaille qui règne.
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(page
41) |
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Jean
Guenot |
Vous
n'êtes pas à l'aise dans la vie ? |
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Jacques
d'Arribehaude |
On
écrit par compensation. |
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Louis-Ferdinand
Céline |
Oh
oui, uniquement, certainement, oui, certainement. On s'en rend pas
compte. |
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Jacques
d'Arribehaude |
Pour
retrouver un équilibre... |
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Louis-Ferdinand
Céline |
Certainement.
C'est une maladie. C'est un signe de maladie, n'est-ce pas. Si vous
êtes dans la vie, vous êtes avocat, vous êtes
médecin, vous êtes député, ce que vous
voudrez, vous prenez vos plaisirs dans la vie, (...). Tandis que,
quand vous vous amusez à raconter des histoires, c'est que
vous fuyez la vie, n'est-ce pas, vous la retransposez...
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(page
45-46) |
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Jean
Guenot |
Comment
voyez-vous le bonheur ? |
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Louis-Ferdinand
Céline |
Ben,
l'bonheur au bord de la mer, être tout seul et qu'on me laisse
tranquille. Et manger très peu, oh là là !
Presque rien. Et pis une bougie, moi, je vivrais pas avec l'électricité,
des machins ! Une bougie. Une bougie et puis me lever quand je veux,
pis (...) je lirais l'journal.
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(page
84) |
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Jacques
d'Arribehaude |
Oui
mais, même ailleurs que dans les dictionnaires, dans la vie
courante, vous auriez pu rencontrer...
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Louis-Ferdinand
Céline |
Oh,
non, non, non, non ! Ils sont bien, mais je les vois toujours en
train de cabotiniser, là. Nom de Dieu, n'est-ce pas. Oh qu'ils
m'emmerdent, n'est-ce pas. (...)
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(page
100) |
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(...)
Non, non, non, non, non, là je tiens de ma mère une
modestie, une insignifiance absolue, mais alors, absolue. Alors
ce qui m'intéresse, c'est, c'est d'être ignoré
complètement. Rien à faire, j'ai le goût...
Oh, j'ai un goût, un goût animal pour le, retrait. Oui,
Boulogne me plairait assez, moi, Boulogne-sur-Mer, ça irait
aussi. Boulogne-sur-Mer, ça irait hein. Y a des pays où
on n'va jamais. (...)
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(page
101) |
Extrait
de "Céline à Meudon" (Paris, Éditions
Guenot, 1995)
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